« Vous avez réservé? C’est pour le menu ou pour la carte? » A peine avons-nous franchi le seuil de la porte d’entrée, la patronne du restaurant chinois nous alpague. Le visage impassible, elle nous observe d’en-bas. « Ben euuuuh non… j’sais pas euh on veut voir c’qu’y a… » lui réponds-je un peu destabilisé par cet accueil si abrupt. Elle jette un oeil dans la salle pour vérifier s’il reste bien une dizaine de places disponibles, revient rapidement, arrache nos manteaux qu’elle flanque sur la penderie, et elle nous indique gentiment la table en passant devant l’aquarium où scintillent cinq énormes poissons moustachus. La décoration n’est pas trop chargée, mais assez kitsch, comme il se doit. Le même CD de musique asiatique minimaliste passe en boucle. Sauterait-il de temps en temps? La patronne est efficace. Elle connaît les lieux mieux que sa poche et ne fait jamais un trajet dans le vide : table 7, une commande ; table 12 (à côté de la 7), débarrasser les quatre assiettes et trois bols ; en passant devant le bar, lancer la commande des apéritifs de la table 2. Son visage est lisse et constant. Toujours.

A l’instar des médecins qui tentent de décrypter les douleurs de leurs patients sur une échelle de 0 à 10, la patronne s’enquiert du degré de piquant que le client souhaite avoir dans son assiette, mesurant l’amplitude du piment de 0 à 12 en précisant que « 3, ça commence à piquer. 12, c’est très très très piquant! » Elle esquisse un premier sourire après cet énoncé. Peu adepte de sensations fortes, j’opte pour un 2, ce qui élargit encore un peu plus le sympathique sourire de la tenancière. Mon amie, plus téméraire que moi, réclame un 4. Nous allons pouvoir ainsi analyser la rectitude de l’échelle du piment.

La patronne ne s’y était pas trompée : le 2 appelait délicatement le piquant et le 4 commençait à piquer faisant même subtilement chauffer les lèvres. Son échelle à 12 degrées est maîtrisée. Aucun doute, c’est une experte!

Soudain, des cris retentissent deux tables plus loin. Quatre hommes arborant de resplendissants costumes bleus affichent des mines pourpres. Ils tirent vigoureusement sur le noeud de leur cravate pour se libérer de leur suffocation. La patronne passe à côté de nous à ce moment-là, les mains pleines d’assiettes et de bols. Elle nous glisse d’un air dépité : « Ah! Ces banquiers! Je les avais pourtant prévenu que 12, c’est très très très piquant! Mais c’est toujours pareil, ils ne veulent jamais m’écouter! »


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