Entassés les uns sur les autres sur l’étalage de la Migros, les fruits secs ne se rendent compte de rien, mais les consommateurs ne les regardent pas d’un même oeil d’une langue à l’autre.

En allemand, ils s’appellent « Studentenfutter », littéralement « fourrage pour étudiants. » On imagine alors un(e) jeune intello aux lunettes arrondies qui, assis dans son box de la bibliothèque universitaire, avale de grandes poignées de fruits secs en révisant un livre voué à lui formater un esprit marxiste révolutionnaire. A ses côtés, des camarades mâchent allègrement leur fourrage, toussotant les éclats de noix qu’ils n’auraient pas suffisamment mastiqués. La « Studentenfutter » se passe d’un banc à l’autre et soudain, on effleure une main qui mènera vers des aventures frivoles.

En français, les fruits secs apparaissent comme un « mélange randonnée » qui viendra compléter le sempiternel cervelas et la gourde dans la traditionnelle promenade semi-sportive du dimanche, jour où les Suisses s’empressent de revoir leurs montagnes chéries à l’apparition du moindre rayon de soleil. En famille ou avec des amis, le « mélange randonnée » est le bienvenu à mi-chemin avant la magnifique vue d’où on voit sa maison. Qualité suisse.

au bout d’une séance de 2h34 concernant la révision du packaging de la gamme « fruits secs », Marcel Müller (Head of packaging development) et Jan-Arnulf Von Zizenmann (Coach in Swissness Branding) ont décidé à l’unanimité qu’on garde les mêmes noms et pis c’est tout.

En italien, la « miscela di frutta secca » ne fait penser à rien, ni à personne : mélange de fruits secs. La traduction est brute, administrative ; on ne vend pas de rêve aux italophones. Les responsables de la section marketing « produits oléagineux » – qui a récemment fusionné avec le secteur « biscuits et chocolats » – ne compte pas de Tessinois ou de « Secondos » d’origine italienne dans ses rangs. Alors, au bout d’une séance de 2h34 concernant la révision du packaging de la gamme « fruits secs », Marcel Müller (Head of packaging development) et Jan-Arnulf Von Zizenmann (Coach in Swissness Branding) ont décidé à l’unanimité qu’on garde les mêmes noms et pis c’est tout. Leur jeune stagiaire Cynthia Käserberg, titulaire d’un Master of Arts en Gestion des Interculturalités Plurielles, est chargée de rédiger un rapport qu’elle transmettra au Director of Sales Graphic Design, lequel prendra 12 minutes pour se rendre compte qu’il n’a rien besoin de changer. L’affaire est classée.

Arrivé au sommet du Pitz Chalchagn dans les Grisons italophones, Mario Di Paiolo avale une bonne poignée de « miscela di frutta secca. » Mario observe le sachet de fruits secs. En lisant « Studentenfutter », il se remémore ses études à l’Université de Zurich où il a rencontré Gertruda sur les bancs de la fac. Aux mots « mélange randonnée », il relève sa tête pour contempler le splendide paysage qui s’étend devant lui ; il songe à un petit verre de vin blanc, car la résonnance du français lui rappelle forcément un cliché constamment ressassé dans des campagnes publicitaires et/ou éducatives. A la lecture de la « miscela di frutta secca », Mario reste bouche-bée. Rien ne lui vient à l’esprit. En redescendant de la montagne, il cogite.

Alors il va sur internet et découvre qu’il existe une page Migipédia (le Wikipédia personnel de la Migros) consacrée à son produit. Les fruits secs y sont très bien évalués par les internautes consommateurs. En parcourant les commentaires, Marco prend conscience que ni les amateurs de « Studentenfutter », ni les fanatiques du « mélange randonnée » ne se sont rendus compte de l’inégalité de traitement dont les italophones sont victimes. Pire, même TeSsSoRa – l’unique utilisatrice italophone – n’a rien remarqué et conseille d’agrémenter son birchermüesli du sachet discriminatoire. On déplore la faible quantité de noix, mais pas la piètre qualité de la version italienne imprimée sur le sachet. Se sentant négligé, Marco Di Paiolo est triste. Il boit un verre de Chasselas, seul dans son chalet.

Au fond, les principaux concernés sont les fruits secs, mais les fruits secs ne parlent pas. Et nous, nous avons une voix qui pourrait témoigner de notre mécontentement, de notre solidarité envers les italophones de Suisse que l’on néglige dans le packaging… mais nous ne faisons rien.