Une fois le long tunnel du Gotthard traversé, on comprend mieux pourquoi les Alémaniques appellent ce canton « Sonnenstube der Schweiz », tout-à-fait littéralement « la pièce-à-soleil du Swiss ». Il est vrai que le Tessin – ses paysages romanesques de lacs chatoyants au milieu de châtaigneraies touffues, sa latinitude en altitude roucoulante sur des monts ensoleillés, ses frontaliers italiens défrayant les chroniques régionales – est un réservoir intarissable de découvertes fascinantes. Le genre d’endroit qu’on quitte la mort dans l’âme pour retrouver son foyer embrumé au Nord des Alpes. Malgré tout, l’objectif de ce billet n’est pas de ressasser les superlatifs – certes mérités – dont les prospectus touristiques foisonnent. Si vous avez l’occasion de vous promener sur les rives du Lac Majeur, entre Locarno et Ascona, vous aurez le loisir de découvrir un paysage habité d’une légumineuse absente des brochures usuelles.

L’incursion devient anthropolinguistique. On a le plaisir d’entendre – enfin ! – la 3e langue nationale d’Helvétie, mais pas uniquement. A l’heure où les Suisses romands craignent pour la cohésion nationale du pays parce que leurs concitoyens germanophones préfèrent parfois l’anglais à la langue de Stromae (oui, la francophonie s’adapte à son temps), les Tessinois continuent à s’acclimater à l’ensemble des contraintes nationales. En effet, sans l’allemand ou le français, les postes désirables passent à la trappe pour cette population qui constitue la part d’exotisme de l’imaginaire national suisse, soit une Heidi noiraude qui roule les r en brassant la polenta au feu de bois.

Bref, sur les rives de ce beau lac, vous risquez d’avoir une petite surprise en constatant que la plupart des pancartes commerciales (menus au restaurant, vitrines de magasins, etc.) sont rédigées en italien et surtout… en allemand. Dans cette région, les « Zucchini » (en italien : les « courgettes », c’est-à-dire les Suisses allemands) viennent volontiers barboter dans l’eau et croquer une pizza jambon-ananas-raclette-cervelas, parce que le client est roi et qu’il faut s’adapter à ses caprices culinaires. En général, ce sont des courgettes un peu fripées avec des comptes en banque bien garnis que vous allez rencontrer ; elles parlent fort – les courgettes! – et elles boivent le café dans des bassines de lait alors que les autochtones trempent leurs lèvres délicates dans de minuscules tasses à espresso. Le dialecte germanique résonne sur toutes les terrasses des cafés chics en un bruit de fond guttural; il s’impose dans toutes les attractions touristiques les plus en vogues. Dans certaines boutiques, se sont des courgettes souriantes qui vous servent dans un italien mâtiné d’accent alémanique. Elles poussent partout, ces courgettes.

Pourtant, quand vous discutez avec les Tessinois, vous vous rendez compte que non seulement ils s’adaptent à la langue de leur cousin germain, mais en plus, ils portent leurs noms de familles! Combien de Francesco Müller!? d’Amanda Tschümperli et autres Tiziana Sturzenegger-Mandelburger!? Elles poussent partout, ces courgettes. C’est bon les courgettes, mais à la longue, on se lasse un peu du goût. Malgré tout, elles alimentent une bonne partie de la région, alors il vaut mieux ne pas les gaspiller, les courgettes.