Perdu au milieu de la campagne de l’Ouest de l’Irlande, un vieil homme grisonnant monte dans le bus presque plein qui me mène à Dublin. Le sourire aux lèvres, il cherche une place et croise mon regard. Nous nous saluons ; le petit vieux est volubile et sympathique. Il remarque tout de suite que je ne suis pas du coin et que mon teint n’a rien de bien celtique. Après un bref interrogatoire en anglais, il découvre que je viens de Suisse, que je parle principalement français et que je fais officiellement partie du club universel des catholiques. En Irlande – j’y ai vécu un certain temps – la question de la religion m’a très fréquemment été posée, même avec des individus que je connaissais à peine.

Il est visiblement heureux de ma réponse : « you’re catholic! Ooooh! We’re brothers then! » me lance-t-il en me tapotant l’épaule. Le vieil homme a la foi, la vraie. Il se signe à chaque fois que le bus passe devant un monument religieux : église, croix, chapelles… Vu la multitude d’édifices cléricaux, je craignais qu’il ne se foule la clavicule ou le poignet. Son toc ne l’empêche pas de poursuivre la conversation ; il est croyant, prie quotidiennement, et il semble persuadé que tous les catholiques du monde sont autant fidèles que lui. Il n’est jamais physiquement sorti de son île, mais il rêve de voyager. Au fil de la conversation, je lui glisse que ma mère est orthodoxe, mais il semble esquiver le sujet. Arrivés à Limerick, nos chemins se séparent. « My Irish brother » m’offre une icône en plastique de Jésus, au dos de laquelle figure une petite prière en anglais. Je suis bien loin d’avoir la foi comme mon vieux « frère », mais je suis touché par son geste.

Dix ans plus tard, à la faculté de théologie de l’Université de Fribourg, on ouvre le Centre Islam et Société (CIS) dans un climat de tension palpable, à tel point que des membres de la droite conservatrice – il n’y a pas que des députés UDC dans le coup – souhaitent contester la création de ce centre. Les termes « musulman » et « Islam » y sont galvaudés, dépeignant l’image caricaturale tirée d’un blockbuster hollywoodien du barbu fanatique armé jusqu’au dents (1). La presse locale a passablement relayé les infos et les opinions du « peuple ».

Qualifier un homme ou une femme de « musulman », même si l’individu se présente ainsi, c’est rester dans un terme flou et désormais ambigu. Flou, car il englobe tous les individus – croyants ou non, pratiquants ou non – de toute orientation confondue issue de l’Islam, au même titre que « chrétien » est un vague indicateur qui implique tant « my catholic brother » un peu plus haut que des orthodoxes monténégrins barbus en pèlerinage pour Ohrid, ou encore des protestants schaffousois sans foi et sans gluten. Ambigu, car le terme « musulman » est inlassablement et sournoisement assimilé au « terrorisme » depuis des années, avec un zèle d’autant plus médiatisé depuis le massacre de Charlie Hebdo que le moindre soupçon d’attentat en Occident résonne déjà comme un acte lié à l’Islam dans la tête des gens.

Un peu comme mon vieux camarade irlandais qui voit en chaque catholique un « frère » ou une « soeur, » on imagine une foule homogène de « musulmans » qui pensent, croient et agissent comme un seul homme. À l’instar des chrétiens, les musulmans établis en Suisse proviennent d’horizons très variés et ont des orientations bien différentes : sunnites, chiites, salafistes, druzes, soufistes… (2) La liste est longue et les individus ne s’identifient pas de la même manière à l’Islam. Il serait peut-être plus sage d’accueillir le CIS pour permettre ainsi aux « musulmans » – les principaux concernés – non pas de se défendre, mais de se positionner dans la société helvétique s’ils le souhaitent. Un peu de nuance serait la bienvenue au milieu de débats si manichéens, n’est-ce pas « my brothers and sisters? »


(1) Lire La Liberté du samedi 31.01.15 (la réaction passionnée de M. Kolly, p.2) et revoir l’ensemble des articles des deux semaines précédant cette édition (le sujet a été thématisé au moins 5 ou 6 fois), sans parler des réactions disproportionnées sur les réseaux sociaux.

(2) Lire la page Islam de Wikipédia pour se faire une idée de l’étendue et de la complexité du sujet