La Suisse est un pays neutre. Depuis cinq siècles, les Suisses se sont généralement abstenus de s’impliquer directement dans des conflits armés, signant des traités et des conventions pour affirmer qu’ils ne sont pas engagés, tout en vendant des armes à divers belligérants ou en monnayant des mercenaires. Cette tradition se perpétue aujourd’hui sous une autre forme. En effet, Ruag – une entreprise d’armement qui appartient au gouvernement suisse – a suscité l’indignation d’Amnesty International en ouvrant un centre de production aux Émirats Arabes Unis. Étrangement, Amnesty ne semble pas s’indigner du fait que cette même société soit déjà implantée dans d’autres pays engagés dans des conflits armés internationaux, comme les Etats-Unis ou la France.

ils ont préféré dompter les marchés que les territoires

Si le passé des Américains et des Français est jonché de conquêtes militaires coloniales, on parle bien moins de celui des Helvètes. Or, nombre d’entre eux sont allés s’installer bien au-delà des Alpes. Bien que les Suisses aient envahi peu de territoires, ils ont activement contribué à l’expansion des colonisateurs notamment en produisant un savoir scientifique justifiant le travail des colons et en participant directement à la traite des esclaves. En somme, ils ont préféré dompter les marchés que les territoires ou du moins, ils ont su en tirer les bénéfices et en nourrir le mécanisme tant sur le plan idéologique que logistique.

Dès le XIXe siècle, les Helvètes ont pigé que ça ne servait à rien de pencher plutôt d’un côté que de l’autre, de se battre avec la France des Droits de l’Homme, la Prusse des Teutons à pointe ou l’Autriche-Hongrie dont je ne connais le stéréotype nationaliste. Constatant les dégâts matériels et humains provoqués par les guerres, ils ont joué les brancardiers et les médiateurs, notamment en fondant le Comité International de la Croix Rouge (CICR). Et vu qu’ils se sont retrouvés au beau milieu de nations borderline à tendance pervers narcissiques incluant quantité de comportements à risque, les Suisses ont commencé à distribuer des fusils à chaque citoyen mâle, développant à leur tour une pathologie psychiatrique typique des nationalismes outranciers: la paranoïa. Ils ont même creusé des trous, plein de trous et pas que des petits! Au cas où… pour se cacher… sait-on jamais, avec les attaques nucléaires, vaut mieux prévenir que ne pas guérir mais de toute façon mourir quand même au bout de trois jours enfermé dans son bunker!

éthique et responsable

Et pourtant, malgré tout le mal qu’ils se sont donnés, personne ne les a attaqués. Alors, les Helvètes se sont rendus compte que ce n’était pas très rentable tout ça. Il faudrait exploiter ce savoir-faire militaire, le vendre à ceux qui ne peuvent s’empêcher d’envahir des territoires pour installer la démocratie à coups de napalms. Ce qui est surprenant, c’est que la population suisse semble scandalisée lorsqu’on retrouve des armes dans les mains de djihadistes, mais personne ne s’émeut d’apprendre que Ruag développe des moyens de former des militaires américains ou français ou encore que ces mêmes troupes atlantistes puissent utiliser du matériel « Swiss made ».

La règle d’or pour la Suisse, c’est de commercer des armes avec des pays qui ne violent pas les Droits de l’Homme afin de préserver sa neutralité. Du coup, Ruag créé des outils respectueux de la Convention de Genève et de qualité suisse, deux labels réservés aux armées bien sous tout rapport, qui font la guerre à l’occidental: en accompagnant les bombardements de mesures démocratiques. La Suisse incarne le versant « neutre » du néocolonialisme: le gouvernement présente une vitrine « éthique et responsable » qu’elle masque en déléguant la tâche à une entreprise dont le but est de gagner de l’argent avec des guerres que la Suisse ne fait pas. Dans ses transactions, la Suisse décide − jusqu’à un certain stade − de commercer uniquement avec les nations qu’elle considère également comme « éthique et responsable », celles dont les dégâts ne sont pas sanctionnés par la « communauté internationale », composée de membres « éthique et responsable ». La neutralité n’est donc pas si impartiale ; elle implique des décisions que les Helvètes ont su prendre en relation avec leurs intérêts au fil de l’histoire. Les guerres aussi peuvent être « qualité suisse ».